9 LE LEADERSHIP A L’ERE DU WEB 2.0


TEASER : La communication enréseauxmodifie-t-elleprofondément les règles du management ? En France, les élites se recrutentpresqueessentiellementdans les écolesd’ingénieurou de management.Cependant, les nouvellesformes de leadership adaptées au contexte du Net favorisentl’espritparticipatifet la délégation de pouvoir. Uneévolution se dessine, mais son ampleurdemeure difficile à saisir.

 

ParMoniqueDagnaud

DirectricederechercheauCNRS

 

a notion de leadership a-t-elle fortement évolué dans une société qui rend grâce aux idéaux de la Net culture – l’égalitarisme, le partage, la libre circulation de l’information, l’ethos de l’authenticité et la transparence – dans l’exercice du pouvoir ? La communication en réseaux modifie-t-elle profondément les règles du management ? Les générations montantes, qui ont expérimenté à un âge précoce la communication digitale, bouleversent-elles les organisations et les modalités du travail dans les entreprises et les administrations ?

 

Ces réflexions sur le leadership ne touchent qu’une fraction des jeunes français : celle qui, par son cursus social et scolaire – deux dimensions ici étroitement liées – peut nourrir l’ambition d’exercer un jour le pouvoir. La France accorde peu de chances aux autodidactes, et pratique une sélection sociale précoce par le biais de l’école : à vingt ans, les destins sociaux sont largement scellés. Les élites économiques et politiques se recrutent presque essentiellement dans les écoles d’ingénieur ou de management, tout particulièrement les plus prestigieuses d’entre elles : Polytechnique, Centrale, les Mines, HEC, l’ESSEC, etc. Le nombre de diplômés qui sortent annuellement de ces établissements agrégés au sein de la Conférence des grandes écoles se monte, en 2012, à 29 000 pour les écoles d’ingénieurs et à 18 000 pour les écoles de commerce : ces chiffres représentent une proportion infime (5-6%) d’une classe d’âge des vingt ans, alors que, par ailleurs, aujourd’hui, 42% des jeunes adultes obtiennent un diplôme d’études supérieures. Parmi ces derniers, encore, seulement une partie occupera une position de cadre ou deviendra chef d’entreprise, même si leur nombre n’a cessé de croître au cours des cinquante dernières années. Entre 1962 et 2009, le volume des cadres et des chefs d’entreprises est passé de 991 000 personnes à 4,3 millions de personnes ; de 5,2% des actifs occupés en 1962, ce groupe de classes supérieures en compose aujourd’hui 17,1%.

 

Ainsi, dans ce contexte de la ségrégation sociale précoce, auquel s’ajoute le pessimisme dû à la crise de l’emploi, la projection vers « une carrière », un parcours de mobilité professionnelle ascendante où l’on prend de plus en plus de responsabilités, concerne, là encore, peu de gens. Selon une enquête Cegos de 2012 conduite dans cinq pays (France, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Italie), les jeunes français au diapason avec leurs congénères allemands et espagnols, se révèlent peu mobilisés par l’idée de carrière : la stabilité de l’emploi (42%) et la rémunération (39%), constituent les préoccupations primordiales lors de la recherche du premier emploi. Seuls les Britanniques mettent en tête « l’opportunité de carrière ». Par ailleurs, 15% des jeunes européens et 21% des jeunes cadres seulement aspirent à prendre des responsabilités managériales dans les trois années à venir. Cette absence d’appétit pour l’exercice du pouvoir en France corrobore surtout une situation de fait : si les patrons britanniques et allemands n’hésitent pas à confier des responsabilités aux moins de 30 ans (45% des jeunes britanniques et 40% des jeunes allemands encadrent un collaborateur ou une équipe), ceci est nettement moins le cas dans l’Europe du Sud, en particulier en France (23%).

 

Les jeunes français en situation de pouvoir ou aspirant à l’exercer opèrent-ils différemment de leurs aînés ? Le monde de l’entreprise, en matière de culture managériale, s’est transformé, épousant le « nouvel esprit du capitalisme » qui entend maximiser sa rentabilité en favorisant l’autonomie et la créativité des travailleurs engagés dans des « projets participatifs »1. Internet a été un instrument essentiel de cette évolution vers « la nouvelle économie » en potentialisant les effets de réseaux2 et la fluidité des échanges : ainsi, à travers l’histoire de la révolution numérique, on repère comment s’est opérée une passerelle idéologique entre la contre-culture des années 60-70, les valeurs qui la façonnaient (autonomie, créativité, authenticité, réalisation personnelle, etc.) d’une part, et la logique du marché3, de l’autre. La culture qui anime les nouvelles générations est en congruence avec un mouvement déjà amorcé des techniques managériales, elle peut se greffer sur elles et en amplifier la tendance. Les formes de leadership adaptées à ce contexte s’écartent alors d’une attitude directive et hiérarchique, même compréhensive et axée sur la persuasion (donner des instructions en donnant des consignes précises tout en motivant ses choix) et favorisent, tout au contraire, l’esprit participatif et la délégation de pouvoir − pour reprendre la typologie en quatre socio-types du leadership situationnel construite par Paul Hersey, Kenneth Blanchard et Dewey Johnson4 : directif, persuasif, participatif et « délégatif ». Ce modèle s’appuyant sur la coopération et la confiance, en harmonie avec le sentiment d’égalitarisme qui caractérise les nouvelles générations, est préconisé par les consultants et conseillers en organisation dans l’abondante littérature sur ladite Génération Y et le management intergénérationnel.

 

Parallèlement, ce modèle donne le change aux attitudes propres aux jeunes5 face au travail. Ceux-ci accordent, certes, autant d’importance à cette dimension de l’existence que les travailleurs plus âgés − contrairement à une idée qui leur impute un tropisme essentiellement hédoniste, qui les éloignerait du goût pour le travail. En revanche, pour eux, certains aspects de l’emploi comptent énormément : d’abord l’ambiance, la possibilité de rencontres, le relationnel qui constituent un critère important de choix. En outre, si les aspects utilitaires comme le salaire et la sécurité sont recherchés, les jeunes valorisent aussi hautement ce qu’un travail apporte au développement personnel : l’intérêt et la diversité des tâches, la possibilité d’employer ses capacités et sa créativité, mais aussi la symbolique qui lui est associée et qui rejaillit sur l’image de soi. Ce souci, par exemple, peut leur faire préférer un emploi qui a du sens plutôt qu’une stabilité de l’emploi. Enfin, contestant le spectre du travail comme horizon unique, elles requièrent que les conditions dans lesquelles celui-ci s’exerce soient compatibles avec d’autres aspects de la vie, en particulier la vie personnelle et familiale. Autrement dit, munis en moyenne d’un niveau de diplômes plus élevé que celui des générations précédentes, les jeunes expriment en conséquence des exigences.

 

Tous ces éléments pèsent dans les attentes à l’égard du management, et jouent aussi quand ces nouveaux venus détiennent des responsabilités. Selon les directeurs de ressources humaines, cette nouvelle génération possède de vrais atouts en matière de management : accent mis sur l’écoute et la communication avec leur équipe ; remise en question, ouverture à la critique ; développement des compétences de l’équipe ; respect des engagements ; prise en compte de l’humain, etc. (étude Cegos 2012). Autant de valeurs qui se sont développées dans les sociétés individualistes et post-matérialistes au cours des dernières décennies, en particulier chez les jeunes.

 

Sur cet aspect managérial, les entreprises du Net sont-elles précurseurs ?

 

Les grandes réussites économiques du Net sont dues à des innovateurs au profil particulier qui les distingue des élites installées. L’aventure du Net a débuté avec les hackers au MIT dans les années 60, puis en Californie lors de la décennie suivante dans une articulation entre la contre-culture (en particulier le mouvement communaliste hippie), les laboratoires de recherche universitaire et l’éclosion des start-up. Ce mouvement a été initié par une élite masculine blanche, éduquée mais qui, souvent, soit était autodidacte, soit avait abandonné ses études universitaires en cours de route pour se consacrer à sa passion. Ricky Geenblatt, Fred Moore, John Draper, Steve Jobs, Mark Zuckerberg, Bill Gates, Richard Stallman, Jimmy Wales… illustrent cette démarche6 où la ferveur pour l’innovation et la recherche prend le pas sur l’intérêt pour les parchemins académiques. On retrouve aujourd’hui cette défiance à l’égard du modèle universitaire américain avec la charge féroce du fondateur de PayPal, Peter Thiel, pourtant diplômé (en philosophie) de Stanford. Son credo : « Utiles pour les jeunes gens ordinaires, les études universitaires s’avèrent inutiles pour les plus brillants »7. En France, des dragons du Net comme Xavier Niel, l’autodidacte initiateur de Free, ou Jacques-Antoine Granjon, le fondateur de Vente Privée, issu d’une modeste école de commerce post-bac (l’European Business School), ou Marc Simoncini, le créateur de Meetic, diplômé d’une école d’informatique, ne disent pas autre chose8. Dans une interview au Financial Times9, Xavier Niel ironise vertement sur l’entre-soi des recrues des grandes écoles françaises, où personne n’innove ou ne prend de risque afin ne pas se quereller avec les autres.

 

Cette « griffe » anti-establishment s’imprime aussi sur le comportement. La plupart de ces pionniers ont lancé leur entreprise avec d’autres compères comme une aventure entre amis, quelque chose entre le saut à l’élastique et l’intuition de participer à une épopée technologique qui va changer le monde. La plupart n’ont pas craint de bousculer les règles huilées des milieux dirigeants, y compris en usant d’une brutalité qui contraste avec l’affichage des valeurs généreuses du Net. La plupart jouent l’anticonformisme dans le comportement, les goûts décalés (comme le bouddhiste, végétarien fanatique qu’était Steve Jobs ou l’éternel adolescent Mark Zuckerberg, qui fait le tour du monde en sac à dos, ou encore la fascination de Jeff Bezos pour les voyages spatiaux), les valeurs ou la philosophie sociale (le mariage, pour plusieurs d’entre eux, l’idéologie libérale, la philanthropie ou le mysticisme), voire le look (Jacques-Antoine Granjon, style barde breton avec longue chevelure flottante et sourire de Joconde). Ces jeux sur les idées et les paradoxes aboutissent à créer un leadership qui repose sur un charisme personnel soigneusement entretenu. Les leaders, ici, sont des as de la communication, habiles à ciseler leur image de visionnaire, de gourou, ou de total excentrique.

 

En terme de relation avec leurs collaborateurs, il est par contre difficile d’affirmer que ce management humaniste décrit plus haut est pratiqué par les stars du Net. Le journaliste Adam Lashinsky10, qui a enquêté sur la firme de la Pomme, décrit au contraire un univers managérial pyramidal peu conforme aux valeurs associées au mythique ordinateur − le premier Macintosh d’Apple en 1984 est présenté comme l’objet qui anéantira les bureaucraties et permettra le développement de la liberté intellectuelle. Autant les grandes entreprises de la SiliconValley aménagent un cadre convivial pour leurs collaborateurs, avec salles de sport, espaces de repos et nourriture vitaminée à volonté, autant les conditions pour stimuler la créativité sont créées (le fameux day off dédié à des projets personnels), autant leur conception managériale mériterait d’être finement explorée. Max Weber, dans son analyse sur les modèles d’autorité, démontre que les leaders charismatiques tendent à susciter un ballet d’allégeances (et en contrepartie de disgrâces) et font fonctionner leurs équipes selon des tensions émotionnelles et d’instabilité, ce que laissent bien entrevoir les biographies respectives consacrées à Steve Jobs11 et à Mark Zuckerberg12.

 

Une enquête réalisée en 2012 sur les métiers et parcours des travailleurs du Web en France et en Belgique13 fournit un contrepoint. Elle montre un univers moins atypique que le laisse entendre la légende du Net. Ce monde professionnel est plutôt jeune et masculin (35% de femmes) et souvent diplômé (40% de niveau licence en Belgique, 50% de niveau master 2 en France). Il est composé pour un tiers de personnes ayant suivi une formation dans les TIC et un tiers dans des formations de type communication, marketing ou management. Surtout, l’organisation du travail y semble assez classique, loin des discours sur les nouveaux modes de gestion : 34% des salariés travaillent en équipe, 29% en gestion de projet et 27% fonctionnent de manière autonome, en particulier les producteurs et les gestionnaires de contenus. En revanche, les horaires sont flexibles, peuvent s’adapter aux contraintes personnelles, et une forte majorité de ces actifs ramène du travail chez elle le soir. Plus globalement, les enquêtés expriment une claire satisfaction quant au contenu de leur travail et au système relationnel qui règne dans l’entreprise.

 

Ces trois éclairages sur le leadership à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux – qui est concerné ? Quelles sont les aspirations des nouvelles générations dans l’organisation du travail ? Quel type de leadership est mis en œuvre dans les entreprises du Web ? – conduisent à des conclusions prudentes (et provisoires). L’organisation dans les entreprises évolue, certes, en fonction de valeurs et aspirations portées par l’ensemble de la société, et les jeunes, par leurs exigences et leur dextérité dans la culture digitale, instiguent une dynamique qui bouscule des savoirs acquis et des hiérarchies. L’avènement du Net participe donc largement de ce changement, car cet outil introduit objectivement de l’autonomie et de la flexibilité dans le travail, modifie substantiellement l’accès à la connaissance et à l’information et a accouché d’un modèle communicationnel original. Tout autant, les utopies, les projections et les figures mythologiques associées à cette révolution technologique forment une matrice idéologique puissante pour accélérer et légitimer ces transformations. Des transformations dont l’ampleur réelle est difficile à saisir à l’aune des discours prolifiques et enthousiastes qui entourent le management à l’ère du Web 2.0.

 

 

Monique Dagnaud est directrice de recherche au CNRS, enseignante à l’École des Hautes Études en Sciences sociales à Paris. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur les médias et la culture du Web. Dernier ouvrage paru : Génération Y, Les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion, Éditions des Presses de Science-Po. Elle écrit régulièrement dans Slate.fr et Telos-eu.

 

1.     Boltanski (Luc), Chiapello (Ève), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

2.     Castells (Manuel), La société en réseaux, Paris, Fayard, 2001.

3.     Turner (Fred), Aux sources de l’utopie numérique, De la contre-culture à la cyberculture, Caen, C & F Éditions, 2013.

4.     Hersey (Paul), Blanchard (Kenneth), Management of Organizational Behavior, Ohio, International Edition, 2012.

5.     Méda (Dominique), Vendramin (Patricia), « Les générations entretiennent-elles un rapport différent au travail ? », SociologieS, décembre 2010.

6.     Lévy (Steven), L’éthique des hackers, Paris, Éditions Globe, 2013.

7.     Eudes (Yves), « Start-up, faut-il un diplôme pour réussir ? », Le Monde, 19 juin 2013.

8.     Graby (Capucine), Simoncini (Marc), Grandeurs et misères des Stars du Net, Paris, Grasset, 2012.

9.     Kuper (Simon), Niel (Xavier), « Le self-made-man », Financial Times, 4 mai 2013.

10.   Lashinsky (Adam), Inside Apple, Paris, Dunod, 2012.

11.   Isaacson (Walter), Steve Jobs, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 2011.

12.   Kirkpatrick (David), La Révolution Facebook, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 2011.

13.   Cette enquête menée sur le Net auprès d’entreprises du Web n’a qu’une valeur indicative : http://fr.slideshare.net/Pedro1960/enqute-sur-les-mtiers-du-web-et-de-linternet.

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