TEASER : Nombre de paramètresculturels et
sociauxcaractérisent la vie dans les entreprisesmarocaines et constituent
parfois des facteurs qui pénalisentl’émergence des qualités de leadership d’un
manager. L’analyse des rapports que les managers établissent avec l’autorité,
l’initiative, la sanction, le conflitet les faitsillustrentces handicaps.
Toutefois, d’autres traits peuventservir les qualités du leadership.
Par Omar Benaini
Consultant, professeur à
l’ENCG, Settat
Au Maroc, les processus
d’identification et de sélection des leaders au sein des entreprises aussi bien
publiques que privées ont connu un dynamisme réel ces dernières années, et se
manifestent particulièrement à l’occasion de décisions concernant quatre
événements qui peuvent impacter fortement la carrière d’un manager :
au moment du recrutement à un poste de responsabilité ;
au moment de la proposition pour une promotion ;
au moment de la désignation pour la conduite d’un projet
structurant ;
au moment de la constitution d’un vivier de cadres à haut
potentiel.
Ce dynamisme a provoqué un engouement
pour l’utilisation de différentes approches et outils d’évaluation : tests de
personnalité, assessment center, seriousgames…
Ces méthodes ont évidemment leur
utilité quand elles sont présentées comme outils d’aide à la décision, mais ne
peuvent à elles seules prétendre renseigner sur les capacités « de
leadership » du candidat.
Mon propos est de montrer qu’un
certain nombre de paramètres culturels et sociaux caractérisent la vie dans les
entreprises marocaines et constituent parfois des facteurs pénalisants dans
l’émergence et le déploiement des qualités de leadership d’un manager. Il faut
donc en tenir compte avant de valider de façon définitive une décision
concernant les aptitudes de leadership d’un futur manager.
Pour les appréhender, on se propose
d’analyser les rapports que les managers établissent avec chacun de ces
paramètres. En raison de l’espace limité de cette publication, on se contentera
d’illustrer seulement cinq d’entre eux :
le rapport à l’autorité ;
le rapport à l’initiative ;
le rapport à la sanction ;
le rapport au conflit ;
le rapport aux faits.
Le rapport à l’autorité
Si vous posez la question suivante à
un cadre ou à un employé : « Qui est votre chef ? », ils affirmeront que
leur responsable est « le Directeur général» ou « le Directeur de l’usine ».
Si vous insistez vraiment, ils
finiront sans doute par admettre l’existence de leur chef d’équipe, ou de leur
chef de service, etc. Mais vous comprenez nettement que la légitimité de leur
autorité hiérarchique n’est pas vraiment évidente à leurs yeux. Du chef direct,
a priori, ils attendent essentiellement qu’il « fraternise »,
c’est-à-dire qu’il montre très clairement par cette attitude qu’il renonce à
toute prétention d’exercer sur eux une autorité quelconque.
Comme la culture fait qu’il y a le
dit et le non-dit, et comme on ne sait pas ce que pense vraiment le Directeur
général de la hiérarchie de proximité, pour toutes ces raisons, il y a ce que
le Directeur général dit ou fait et ce qu’il faut en comprendre.
Derrière chaque « signe », il y a un
« signal faible » qu’il convient d’interpréter au profit ou aux
dépens de l’encadrement intermédiaire.
Et c’est là un handicap certain aussi
bien pour le manager que pour l’entreprise : le rôle de relai de
l’encadrement pour expliquer, motiver, mobiliser, relayer les grandes
orientations stratégiques... ne peut se faire que si le manager de proximité
dispose d’une certaine crédibilité, d’une autorité reconnue par ses supérieurs
et par ses collaborateurs.
Le rapport à l’initiative
On veut bien le statut et les titres,
on veut bien le pouvoir, mais les responsabilités qui vont avec... non. On veut
bien du contenu technique du travail, que l’on accomplit d’ailleurs le plus
souvent avec beaucoup de professionnalisme, mais l’initiative, c’est-à-dire la
responsabilité de la prise de risque, on en veut beaucoup moins.
Dans ce contexte, le décideur se
trouve devant un grand dilemme : prendre des risques pour plus d’efficacité, de
pro-activité et de performance, mais au risque de sacrifier certaines règles et
procédures (on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs !) ; ou bien
respecter scrupuleusement les règles et les normes, au risque de rater les
opportunités et tomber dans l’inefficacité et la contre-performance.
Ce jeu d’équilibriste entre l’ordre
et l’action, entre la conformité et l’efficacité, entre la peur de se tromper
et la crainte de laisser échapper les opportunités, résume assez bien le
paradoxe de la prise de risque dans les organisations, qu’elles soient
publiques ou privées.
Le rapport à la sanction
Le plus souvent dans nos entreprises,
la notion de sanction positive ou négative n’est pas perçue comme une
composante naturelle de l’acte managérial. Vouloir sanctionner négativement un
manquement à une règle relève de l’héroïsme.
Au Maroc, société conviviale par
excellence, le « management de la proximité » est paradoxalement difficile à
pratiquer. Pour un responsable de terrain, il n’est pas aisé de trouver la
« bonne distance » relationnelle avec les subordonnés.
La proximité est facilement
interprétée comme une sorte de recherche de « complicité » ou un signe de
« vulnérabilité », et la relation peut basculer dans une familiarité
qui n’est pas compatible avec l’exercice normal de la responsabilité
hiérarchique.
Le rapport au conflit
Il est extrêmement difficile
d’admettre qu’il y a des gens qu’on aime et d’autres qu’on aime moins, qu’on
n’apprécie pas. C’est extrêmement culpabilisant, c’est une sorte de tabou.
Le conflit est perçu comme quelque
chose de tout à fait négatif. La dimension conflictuelle s’assume exclusivement
par rapport au monde extérieur.
Le mécanisme sous-jacent, c’est que
la différence d’opinions, de points de vue, est perçue immédiatement comme
contestation de l’autorité établie, remise en cause personnelle, ce qui mène
droit au conflit non sur des idées, mais sur des questions de personnes.
Bien souvent, le fait que quelqu’un
ne soit pas d’accord avec vous procure une grave blessure narcissique. Cela
deviendra encore « politiquement » incorrect si cette
« différence d’opinion » devait être suivie d’une décision tranchée.
La « bonne décision » sera
celle qui « ne fera de peine à personne », qui ne remettra en cause aucun
équilibre, ni avantage acquis ni intérêt catégoriel, qui préservera le statu
quo ante.
Le rapport aux faits
Dans les situations courantes de
travail, le raisonnement basé sur les faits (le speekwith data), n’est
pas toujours la règle.
La notion de factuel ne va pas de
soi. On trouve cette attitude non seulement dans les populations d’opérateurs
ou d’employés, mais assez fréquemment même parmi les hauts cadres. Il existe
une sorte de « résistance » au constat factuel, quel qu’il soit.
Ce subjectivisme peut avoir des
conséquences particulièrement dommageables : comme tout est affaire
d’interprétation, comme tout se discute et se négocie, il devient difficile de
faire exister un univers normé où il existe des règles, des devoirs et donc des
droits.
En conclusion, il est peut être utile de préciser
qu’il ne s’agit pas de dresser un tableau entièrement noir ni de sombrer dans
les travers du fatalisme et du déterminisme. Il est toujours intéressant de
regarder les cas où une tendance, même prégnante, se voit démentie dans les
faits, révélant des germes de changements émergents à l’œuvre de manière
progressive.
En effet, un certain nombre de traits culturels et sociologiques typiques du contexte de l’entreprise marocaine peuvent a contrario, s’ils sont bien appréhendés, servir de leviers efficaces à la facilitation de l’affirmation du leadership des futurs managers. On peut citer brièvement :la disponibilité, l’accessibilité des gens et la sociabilité, le respect dû aux aînés, la solidarité, certaines valeurs morales et religieuses…, autant de leviers qu’un futur manager peut actionner pour exercer son rôle d’« influenceur », de « meneur » et de fédérateur.